C’est la deuxième fois que je rencontre Salman Rushdie. Un verre teinté cache désormais son œil droit. Il a aussi perdu l’usage de sa main gauche, dans l’attaque qui a failli le tuer, le 12 août 2022, à Chautauqua dans l’État de New York. Lors de notre première rencontre, en 2018, pour la parution de La Maison Golden, je lui avais demandé : « L’écrivain est-il un voyeur à qui rien ne sert de brûler les yeux ? » Espiègle, il avait répondu : « Les écrivains sont beaucoup de mauvaises choses, des voyeurs, des voleurs… mais dans ce livre, je voulais surtout revoir le monde dans les yeux d’un jeune homme de vingt ans. »
Salman Rushdie se pense parfois d’une autre époque. Le romancier américano-britannique d’origine indienne est né en 1947. Il avait quarante et un ans, quand une fatwa a été prononcée à son encontre, après la publication de son quatrième roman Les Versets sataniques (éd. originale 1988). Menacé de mort, il a vécu dans la clandestinité, des années racontées dans Joseph Anton, une autobiographie (2012). Jamais pourtant son optimisme de résistance ne l’a quitté, prédisant dès 1989 le triomphe de la raison sur « les incendies de la haine [1] ». Jamais pourtant il n’a renoncé à défendre la liberté d’expression, le rôle de la création, l’art du roman. Ni à écrire, à raconter, à imaginer, vingt-cinq livres – dont une quinzaine de romans –, pour capter l’esprit de l’époque, et parce que « c’est la seule chose que je sais faire », répète-t-il à l’envi. « Parce que j’aime inventer, j’aime mentir ; parce que je n’ai pas encore trouvé comment ne pas écrire », répondait-il déjà au quotidien Libération après seulement trois romans, Grimus [2], Les Enfants de minuit (Booker Prize 1981) et La Honte, « parce qu’en écrivant, j’ai découvert en quoi je crois ».
Rushdie ne croit ni aux prémonitions, ni en Dieu, mais après douze coups de couteau, il le sait, sa survie tient du miracle. Et aux soins minutieux des médecins, et à l’amour des siens, mais surtout à une force de résistance qui rayonne et impressionne, chez cet homme. « Pour renaître, il faut d’abord mourir », prévient l’incipit des Versets sataniques, « comment sourire à nouveau, si l’on ne veut pas pleurer d’abord ? ». Les mois qui ont suivi l’agression, son imagination était trop occupée à rejouer mille fois la scène au ralenti. Pour se libérer l’esprit, il a enfermé ses cauchemars dans un livre très attendu, Le Couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat, son premier édité chez Gallimard [3]. Sa version des faits intéresse désormais la justice américaine : son récit est devenu une preuve potentielle. Le procès de l’homme accusé d’avoir poignardé l’auteur a été reporté en raison de la publication prochaine de l’ouvrage. Une décision qui finira de convaincre Salman Rushdie que les écrivains n’ont pas de pouvoir, alors que les livres, ô combien…
Olivia Gesbert
- [1] Patries imaginaires, première parution en France en 1993 chez Christian Bourgois ; sera réédité par « Folio » en avril 2024 sous le titre Essais 1981-2002, traduit de l’anglais par Philippe Delamare et Aline Chatelin.
- [2] Grimus, premier roman de Salman Rushdie, sorti chez Lattès en 1977 ; longtemps épuisé, est réédité en 2023 par Gallimard en « Folio ».
- [3] Le Couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat, traduction de Gérard Meudal, « Du Monde entier », à paraître le 18 avril 2024 chez Gallimard.